S’il y a un mécanisme que l’on retrouve dans la plupart des jeux de rôle, c’est celui des points d’expérience (XP). Ce concept est tellement ancré dans le paradigme du jeu de rôle que certains jeux vidéo se voient affublés de l’étiquette « RPG » uniquement parce qu’ils intègrent un système de progression de personnages.
Sans jugement aucun, plongeons-nous dans l’univers des XP. Dans chacun des médias qui l’utilisent, on retrouve des points d’expérience sous des formes plus ou moins camouflées : on croise ainsi, au fur et à mesure de nos pérégrinations ludiques, des XP monétisables pour acheter des compétences, des jauges qui se remplissent pour atteindre le palier indiquant la très attendue montée d’un niveau ou même des arbres de compétence allant du sobre au plus fourni.
En laissant à chaque joueur le pouvoir de décider de l’évolution de son héros, on augmente son implication via un attachement quantifiable (« ne laissez pas mourir mon roublard niveau 153 ! J’ai passé trop de temps dessus ! »), mais aussi au travers quelque chose de plus impalpable. On place automatiquement un peu de soi dans chaque choix, chaque embranchement emprunté par notre avatar. Bref, les XP c’est la panacée. Les joueurs courent après et les MJ l’utilisent pour guider ces derniers à travers les histoires qu’ils racontent ensemble. Le plaisir de jouer étant au centre de tout, le système d’expérience sert de carotte autant que de bâton pour sublimer l’immersion en récompensant certaines actions.
Recentrons maintenant la loupe de notre analyse sur le dispositif du jeu de rôle. Ayons un œil lucide sur notre propre manière de jouer et posons-nous la question suivante : comment vivons-nous les points d’expérience ? Est-ce une frustration ? Un passage obligé, mais nécessaire ? Ou au contraire un moment attendu ? Il serait facile de faire la part des choses entre le ressenti des joueurs et celui du MJ et c’est bien le problème. Pourquoi se contenter d’un système de progression qui ne serait qu’une fin pour certains et pas un moyen de s’amuser pour tous ?
Le mot « expérience » a lui-même plusieurs sens. On parle souvent de l’expérience que l’on gagne, mais quid de celle que l’on partage ? Dans le langage scientifique, l’expérience est également synonyme d’essai, de prise de risque. Voici donc plusieurs modules indépendants que vous pouvez mettre en place (ou pas), tester, tordre pour les intégrer au système de jeu de votre choix :
Des XP pour orienter le jeu — plutôt que les personnages, c’est avant tout les joueurs qui profitent du gain d’XP que vous octroyez. Posez-vous trente secondes et prenez le temps de réfléchir à quels comportements vous voudriez encourager autour de la table. Votre but est-il de récompenser le plus gros tableau de chasse ? Dans ce cas, à la manière d’un jeu vidéo, vous pouvez attribuer des XP à chaque ennemi abattu. Si, au contraire, vous privilégiez la bonne ambiance, donnez un XP pour chaque blague ou bonne punchline. Enfin, si c’est l’immersion qui vous attire, récompensez les interprétations théâtrales. Permettez également à vos joueurs de grappiller quelques XP supplémentaires avec les objectifs principaux et secondaires. Ceci afin de leur faire comprendre lorsqu’ils sont sur la bonne voie. Attention cependant avec ce dernier conseil si vous jouez un scénario plutôt orienté enquête. L’attribution d’un ou plusieurs XP après une décision hasardeuse tuera à coup sûr le suspens. Il ne faut pas que les XP ne deviennent des boussoles à intrigues non plus ! Si certains seront avares en XP pour ne récompenser que les avancées significatives, il y en a d’autres qui, au contraire, noient le poisson. Vous pouvez pour cela emprunter certains mécanismes du jeu vidéo et placer des objectifs secrets, des easter eggs. Ainsi, certaines actions anecdotiques mais amusantes peuvent rapporter des XP hors des sentiers battus. Tous ces conseils ont pour unique but d’orienter le jeu et d’inciter à l’exploration et à la prise de risque pas de brimer les joueurs ou de les forcer à emprunter un style de jeu avec lequel ils ne sont pas à l’aise.
Des gestes pour ne pas interrompre le jeu — donnez-vous plutôt les XP à la fin de la partie ou en cours d’histoire ? Il est parfois dommage d’interrompre une scène brillante pour se lancer dans de la basse comptabilité. Pour éviter de couper court à un moment intense, privilégiez les gestes : définissez à l’avance un signe visible et clair (par exemple faire un x avec les bras) et utilisez-le en cours de partie pour donner, çà et là, des XP récompensant les bonnes idées et les interprétations inspirantes. Avec le temps et l’habitude, vous arborerez ce signe tel l’arbitre en plein match et ne couperez en rien la fluidité de la partie.
Des XP pour intégrer les nouveaux – Si vous venez d’intégrer un nouveau joueur à votre groupe de vieux roublards et que votre partie se déroule dans un univers compliqué, il se peut que vous trouviez le cadre de jeu un peu long et fastidieux à expliquer. Dans ce cas, laissez vos joueurs expérimentés le faire à votre place ! Récompensez les explications par des points d’expériences et vous éviterez ainsi les privates jokes et les moments où le nouveau joueur se sentira perdu. Pensez juste à définir un nombre limite de XP à gagner par séance pour éviter la saturation.
Des XP pour créer un univers — tout comme décrit précédemment, vous pouvez définir un certain nombre de XP pouvant être attribués aux joueurs inventant des éléments supplémentaires à l’univers de jeu. Par exemple, si les personnages sont dans une auberge, faites un tour de table en demandant à chacun d’inventer un détail présent dans leur environnement immédiat. Il n’est pas nécessaire que leurs inventions aient une quelconque importance dans le jeu, il se peut même que certains détails soient tout à fait anecdotiques et c’est tant mieux ! Cela enrichira d’autant plus l’univers imaginé tout en augmentant l’immersion et l’implication de votre auditoire. Vous pouvez, au choix, récompenser collectivement et égalitairement cette participation au récit ou au contraire désigner (par le choix arbitraire ou le vote) la meilleure idée dont l’inventeur recevra, seul, les précieux points d’expériences. À force d’utiliser des XP pour récompenser le récit, il est possible que vos joueurs interviennent d’eux-mêmes en cours de partie pour ajouter des détails de leur invention. Lorsque ce sera le cas, vous aurez gagné de puissants alliés dans la création de votre univers.
Attribution participative — pourquoi ne pas donner l’occasion à vos joueurs de distribuer eux-mêmes des XP à leurs collègues ? Faites un tour de table en fin de partie et demandez à chacun de s’exprimer sur une action qui lui a plu, l’a fait rire ou a débloqué une situation. Interdisez évidemment les points d’expériences auto attribués et privilégiez les échanges entre joueurs. Encore une fois, nous vous encourageons à définir une limite de XP par partie. Vous pouvez même aller plus loin dans cette logique. En effet, le fait que le don de XP relève uniquement du MJ (ou que ce dernier soit le juge final) n’est pas une vérité absolue et mérite d’être questionné : pourquoi ne pas imaginer une partie où les joueurs se fixent eux-mêmes des objectifs à accomplir et obtiennent des XP par ce biais ?
Jouer avec la musique – Si vous jouez avec de la musique en fond sonore, il vous est sans doute arrivé de voir une scène magnifique et pleine de tension être interrompue car un des membres de l’assistance a reconnu sa chanson préférée et s’est senti obligé de hurler le titre en chantant le refrain à tue-tête. Il n’y a pas de solution magique pour éviter ce genre de comportement (à part bien sûr de bannir la musique ou de changer de joueurs, mais c’est dommage dans un cas comme dans l’autre). En revanche, vous pouvez canaliser les ardeurs de votre auditoire en couplant votre partie avec un blind test permanent. À chaque partie, définissez un nombre limité de XP à attribuer par joueur pour reconnaître les musiques passées en cours de jeu. Baissez cette réserve d’une unité à chaque mauvaise réponse ou à chaque intervention hors de propos.
Les challenges – Il y a peu de choses plus décourageantes que d’imposer un jet de dé sans enjeu. En fait, il y a une seule chose pire que cela : c’est de miser la réussite d’un scénario sur un seul jet de dé. Imaginez que l’intégralité du groupe de joueurs rate le jet de « Trouver objet caché » qui permettait de tomber sur un indice indispensable au bon déroulement de l’intrigue. Allez-vous jeter votre scénario par la fenêtre pour un simple résultat sur un cube coloré ? Plutôt que de mettre la tension sur la réussite ou l’échec de cette action indispensable (les joueurs doivent trouver l’indice dans tous les cas), mettez plutôt l’accent sur la compétition et récompensez le joueur ayant obtenu le meilleur score avec des XP. La tension autour du lancer et l’intérêt que vos joueurs auront à jeter le dé sera le même, mais sans mauvaise conséquence à redouter.
Des pools d’XP pour mieux gérer la progression — plutôt que de vous faire surprendre à chaque fin de partie et de donner un nombre aléatoire, fixez-vous une limite en cours d’écriture et tenez bon. Tel scénario vaut 5 XP, tel autre en vaut 15. Ceci facilitera la négociation face à des joueurs un tantinet gourmands.
Définir des limites aux réserves de XP à attribuer – Dans les exemples précédents, nous avons conseillé plusieurs fois de définir une limite aux nombres d’XP que vous pouvez donner pour les différentes actions. Cela peut être parfois difficile à évaluer, d’autant plus qu’il existe un nombre incalculable de systèmes de jeu et donc d’échelles de points d’expériences. C’est pourquoi nous vous donnons ici quelques conseils en prenant pour base unitaire 10XP = fin de scénario. À vous d’adapter ces chiffres pour qu’ils soient représentatifs du jeu que vous pratiquez.
· Réussite d’un scénario : 10XP
· Réussite d’un objectif secondaire : 3 à 5XP
· Obtention d’un easter egg : 1XP
· Intégration d’un nouveau joueur : 3XP par partie et par nouveau joueur
· Participation à la création de l’univers : 3XP par partie et par joueur
· XP à attribuer par les joueurs : 2Xp par partie et par joueur
· Blind test : 2XP par joueur et par partie
Combiner les effets – Si vous vous sentez à l’aise et avez envie d’expérimenter, rien n’empêche de tester des combinaisons. Par exemple, permettez à vos joueurs de décider eux-mêmes de l’allocation des XP en cours de partie avec un système de gestuelles prédéfinies. Tel un chef d’orchestre, vous serez amené à gérer votre groupe en train d’approuver l’orateur. Une autre possibilité est d’instaurer un système de vote en fin de partie pour déterminer qui, parmi les personnages, a été le véritable héros de cette session.
En conclusion, le point d’expérience peut être vu comme un moyen d’améliorer le récit autant que comme une fin en soi. Profitez de ce levier pour mener les parties comme bon vous semble et gardez en tête que tout système de règles est créé pour servir l’intérêt général et jamais l’inverse !
Pierre Saliba