Compte rendu du colloque Jeu de rôle et transmission littéraire : G. Turin, « Sources et ressources de l’écriture collaborative autour de HP Lovecraft »

La communication d’ouverture a été soutenue par Gaspard Turin, Maître d’enseignement et de recherche suppléant à l’UNIL et co-organisateur du colloque. Il s’est intéressé à la correspondance ontologique entre l’œuvre collaborative de Lovecraft et la pratique (collaborative également) du jeu de rôle. Que nous dit alors ce parallèle sur la transposition de l’univers de l’auteur de Providence dans le jeu L’Appel de Cthulhu ?

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Deux constats ont ouvert la réflexion de Gaspard Turin. Premièrement, si l’on revient aux textes de Lovecraft, il est frappant de constater que l’auteur ne distille que peu d’information sur les monstres qui peuplent ses nouvelles. Par exemple, presque rien n’est dit sur la divinité Shub-Niggurath – la chèvre aux mille chevreaux – si ce n’est que quelques peuples retirés lui vouent un culte. Ce n’est que de façon postérieure qu’une mythologie lui sera affiliée, à elle comme à l’ensemble des créatures lovecraftiennes, mythologie alimentée notamment par August Derleth, puis par de nombreux continuateurs au travers des décennies. Ce qui amène au second constat : l’écriture de H. P. Lovecraft a été collective.

Tout en reconnaissant le phénomène d’émulation qui s’inscrit dès les premières publications au sein d’un collectif d’auteurs, les biographes n’en ont généralement pas déduit la nature profondément collaborative de l’écriture lovecraftienne, préférant reconduire le postulat traditionnel de l’auteur individuel, voire solitaire, ce que la vie quotidienne de Lovecraft corroborait ; souvenons-nous notamment de l’essai de Michel Houellebecq, sous-titré explicitement Contre le monde, contre la vie. Pourtant, Lovecraft a maintenu de nombreuses correspondances, au sein d’un groupe social de journalistes amateurs (préfigurant l’organisation des fanzines) qui a partagé et contribué à sa vision littéraire. Sa production épistolaire, encore largement inédite, est estimée à plus de 100’000 lettres. L’immersion dans ce système interne de circulation de manuscrits, de jeux littéraires et d’influences réciproques a eu une influence considérable sur les textes du maître de l’horreur cosmique. Un article récent basé sur une analyse stylométrique de la nouvelle The Loved Dead a par exemple montré que deux styles se mêlaient dans son écriture, et que ni Lovecraft ni Eddy ne pouvaient être tenus pour seuls auteurs de cette fiction à l’hybridité totale, manifestement écrite à quatre mains. Cette hybridité se retrouvera dans nombre de ses textes. Dans ce cercle d’écriture, dont il dira qu’il lui a donné la vie, Lovecraft n’était pas à voir comme le point central entouré de disciples qu’il affublait d’une Sainte mission ; nulle noblesse et nulle hiérarchie n’était à trouver dans leurs pratiques, et Lovecraft accueillait avec modestie et recul les écrits de ses amis.

C’est par l’action d’August Derleth que, après la mort de Lovecraft, la figure de Cthulhu devient le pilier central d’un panthéon doté d’un système moral fort. Si pour beaucoup cette réécriture est une erreur patente, plaçant les créatures dans un spectre manichéen plutôt que de simplement leur attribuer des desseins autres (comme c’est le cas dans les nouvelles), on peut surtout y lire un impact de la collectivité qui excède les textes seuls pour influencer leur réception. Cette organisation en mythe deviendra en effet prédominante, et se retrouvera notamment dans l’adaptation en jeu de rôle de l’univers lovecraftien, L’Appel de Cthulhu, créé en 1981 par Sandy Petersen. Dans la continuité de l’action de Derleth, en totale opposition avec leur indéfinissabilité originelles, L’Appel du Cthulhu s’inspirera fortement d’une organisation du mythe en panthéon hiérarchisé, dans lequel les caractéristiques des monstres sont chiffrées avec précision. Cette mathématisation de l’univers, quasi-définitoire pour un jeu de rôle classique, donne à voir quelque chose de tout à fait différent de ce qu’avait construit Lovecraft, confrontant ses personnages à des monstres hors de toute échelle de compréhension. Cela signifie-t-il que l’œuvre littéraire, se dégradant au fil des décennies, est particulièrement dénaturée par la pratique du jeu de rôle ?

Pour Gaspard Turin, L’Appel de Cthulhu réussit au contraire à combiner les deux visions, celle structurelle de Derleth et celle innommable de Lovecraft, la première pouvant grossièrement être apparentée à un système nécessaire de règles et la seconde à l’usage, tout aussi nécessaire, d’une liberté par rapport au système. Pour étayer son propos, il rappelle en premier lieu qu’Olivier Caïra définissait dans Les forges de la fiction les jeux de rôle comme les seuls jeux dans lesquels les entorses à la règle sont encouragées comme autant d’apports créatifs. Dans un cadre de co-création, où le meneur de jeu mise sur l’imprédictibilité de ses joueurs pour construire une histoire chaque fois différente, on touche au principe même de l’auctorialité multiple et horizontale, qui se retrouve comme on l’a vu à plusieurs niveaux dans la fictionnalité lovecraftienne… La négociation du pôle structurel et abstrait des créatures se retrouve d’ailleurs exemplifiée avec brio dans les planches illustratives de la septième édition de L’Appel : si les pages prennent une allure de planche anatomique, dessinant les créatures avec précision, décrivant leur mode de déplacement ou d’alimentation, et les mettant systématiquement à l’échelle avec un comparant humain, elles tiennent également du croquis dessiné à la hâte au travers d’une ruelle obscure, et  le flou artistique qui entoure souvent les monstres rappelle qu’ils se tiennent, en dépit de leur représentation, hors de toute échelle concevable.

En conclusion, Gaspard Turin rappelle le racisme paradoxal de Lovecraft, dégoûté par la multiplicité grouillante de la population de New York mais recherchant par son art à y baigner, au sein de l’effervescence collective du journalisme amateur. Tension qui se retrouve dans son œuvre, où les architectures cyclopéennes et leurs occupants sont aussi répugnants que fascinants… à l’instar de Shub-Niggurath, la chèvre aux mille chevreaux, qui est symbole d’horreur et de mort autant que de vie et de fécondité. L’auteur appelle de ses vœux la mixité qu’il craint. Faut-il alors, à la suite de Deleuze et Guattari (1980, p. 302) penser l’activité rôlistique comme politique de la sorcellerie, propre aux groupes minoritaires ? Ce postulat est discutable mais dans son acception, Lovecraft en serait la représentation la plus aboutie. Celle d’un auteur dont ni les textes, ni le jeu de rôle qui les accompagne, ne se prononcent contre la vie, mais sont au contraire le signe d’une énergie collective inépuisable. Que cette vie reste humaine, au sens moderne du terme, est pratiquement impossible. Mais la vie ne s’arrête pas à l’humanité, et son devenir est multiple.

Compte rendu par Fiona Baumann

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