Ce serait un euphémisme de dire d’Audrée Mullener qu’elle est active dans le milieu du jeu de rôle. Meneuse de jeu depuis près de vingt ans, elle est membre des associations Ars Ludendi et Orc’idée, et organisatrice des conférences JDR’idées. Sa communication, notamment inspirée de son travail de mémoire, propose une exploration des différentes postures du jeu de rôle par rapport à sa composante scénaristique.
Audrée Mullener ouvre sa réflexion en rappelant la place ambivalente que le scénario tient dans l’histoire du jeu de rôle. Dans la conception traditionnelle de la discipline, héritée des wargames, c’est une composante souvent peu mobilisée ; on y retrouve plutôt une progression linéaire simple rythmée par des combats à la difficulté croissante. Bien que de nombreux jeux aient pour hypotexte une matière littéraire (Pendragon, Call of Cthulhu…), les scénarios restent souvent représentables comme arbres à choix multiples, se refermant vers une, deux, voire trois fins tout au plus. Cette conception figée n’est cependant pas omniprésente, autant dans les jeux que dans les réflexions qui les entourent, et tend à évoluer au fil du temps. L’Appel de Cthulhu, de Sandy Petersen, propose un récit en oignon, pelé couche par couche lors du passage des joueurs pour passer du réel et du tangible à l’indicible et à l’horreur cosmique. Robin Laws, auteur d’un ouvrage intitulé Hamlet’s Hit Points et publié en 2010, prend le parti audacieux de s’inspirer d’Hamlet pour proposer des outils permettant de faire de meilleurs scénarios de jeu de rôle. Il commence par y évoquer le traditionnel schéma quinaire… pour immédiatement le rejeter. Pour lui, il s’agit plutôt de penser en termes d’avancement d’histoire et d’évolution de personnages, de mettre l’accent sur les points de changements et leurs variations, afin de maintenir élevée l’attention des joueurs…
Ces exemples permettent à Audrée Mullener d’évoquer l’existence d’un courant rôliste narrativiste (selon la typologie de Ron Edwards, 1999) centré sur l’expérimentation scénaristique, répondant au besoin des joueurs privilégiant dans leur pratique le roleplay, la liberté d’interprétation non contrainte par un scénario trop fixe. Elle décrit notamment Apocalypse World, de Vincent et Maguey Becker, jeu post-apocalyptique sans univers ni scénario prédéfini qui amène les joueurs à être la force motrice de la narration au fil de l’avancement de la partie. Plus étrange encore, le très particulier Microscope, qui propose au joueur de créer, dans le désordre, une ligne du temps sur laquelle ils ajoutent peu à peu des ères et des évènements sans entrer dans le détail : le jeu de rôle devient l’exception plutôt que la règle et les joueurs pourront interpréter en roleplay certaines scènes. Cependant ils n’ont pas de personnages attribués et on ne jouera pas forcément une scène pour chaque évènement. Enfin est mentionné Good Society, un jeu de rôle inspiré des romans de Jane Austen, dans lesquels les joueurs sont simplement assis ensemble à prendre le thé, raconter des ragots et prêter attention à leurs manières. Ce dernier se joue également en trois temps : un moment d’interprétation, un moment métanarratif durant lequel les joueurs réfléchissent à la conduite (correcte ou inappropriée) de leurs personnages par rapport à leur statut et leurs buts propres, et un moment épistolaire, durant lequel il est possible d’envoyer des lettres de la part de n’importe quel personnage. Dans cette configuration, la partie se termine après un nombre relatif de cycles, lorsque les joueurs sont satisfaits du récit ainsi créé.
C’est face à ce panorama qu’Audrée Mullener façonne le sujet de son mémoire : les intersections entre jeu de rôle et contes de fées littéraires. Le champ de recherche reste vaste : le conte recouvre autant d’histoires merveilleuses, que de commentaires sociaux, que d’un entremêlement des deux… On connaît bien sûr Andersen, Charles Perrault, et les réécritures des frères Grimm, qui modèlent la matière originale pour en faire des créations à part entière. En recherchant dans le jeu de rôle des mentions de ce corpus, deux catégories de jeux sont ressorties. Le conte de fées pour enfant premièrement, conservant un aspect très féérique, léger, s’adressant autant aux enfants qu’au parents en leur rappelant leur enfance et en leur permettant d’incarner des héros en pleine aventure fantasmagorique. Se rapprochant plus de D&D que des contes eux-mêmes. Deuxièmement, peuvent être identifiés des jeux de rôle versant sur l’horreur, proposant une vision adulte et désillusionnée des contes. Changeling par exemple reprend des récits du folklore celtique, dans lequel se retrouve le thème de l’innocence de l’enfance et de l’imaginaire, mais pour ensuite briser ces codes et proposer quelque chose de différent. Grimm quant à lui, explicitement inspiré de ces derniers, propose une façon de penser l’histoire par rapport aux éléments de base des contes de fées, en s’inspirant pour les scénarios du schéma quinaire classique.
Si ces réappropriations sont intéressantes en soi, elles ne proposent pas une approche nouvelle du travail du scénario. C’est en découvrant Bluebeard’s Bride, un jeu de rôle inspiré de la réécriture gothique d’Angela Carter du conte Barbe Bleue, qu’Audrée Mullener trouvera enfin un exemple particulièrement innovant d’adaptation rôlistique de conte de fées. Très conscient de ses origines, le jeu propose au meneur d’ancrer littérairement la partie en raconter en premier lieu le conte à ses joueurs. Il s’agit ensuite pour ces derniers de tous incarner la fiancée de Barbe Bleue lors de ses pérégrinations solitaires dans le château désert. Le début et les fins du conte, et donc de la partie, sont connus : si chez Perrault, elle est sauvée de justesse, de nombreuses fins en font une victime supplémentaire de son époux. Au fil de l’exploration de différentes pièces de la demeure, les joueurs pourront trouver des preuves interprétables comme innocentant ou rendant coupable Barbe Bleue ; la partie s’arrêtant lorsque trois preuves (pour l’une ou l’autre version) sont compilées, amenant à l’une ou l’autre fin.
En conclusion de ce panorama, Audrée Mullener souligne que l’une des principales contraintes du jeu de rôle par rapport au scénario est la liberté. Avec Apocalypse World, ce sont les joueurs qui créent le récit. Dans Barbe Bleue, beaucoup plus structuré, les joueurs conservent une vaste liberté, pouvant s’ils le souhaitent, d’une pièce à l’autre, adopter un chat, se disputer avec une servante ou chanter une balade traditionnelle. Cette exploration des différentes inspirations et innovations scénaristiques amène Audrée Mullener à se demander si le jeu de rôle n’aurait pas un peu plus encore à apprendre des structures littéraires… et si, à l’inverse, le jeu de rôle pourrait nous en apprendre un peu plus sur ces dernières grâce à leur mise en pratique collective.
Compte rendu par Fiona Baumann