Compte rendu du colloque Jeu de rôle et transmission littéraire: Laurent Di Filippo «Donjons et Dragons et la littérature médiévale scandinave»

Maître de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université de Lorraine après un double doctorat en SIC et études scandinaves, Laurent Di Filippo est membre du centre de recherche sur les médiations et fondateur du groupe de recherche Culture et mondes ludiques. Sa communication combine ces multiples casquettes, en abordant la question des réappropriations de matière médiévale scandinave dans le classique Donjons & Dragons.

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Photo par Lucas Klotz

Dans le quatrième chapitre du supplément dédié à la période viking pour la seconde édition d’Advanced Dungeons & Dragons (AD&D), consacré à la magie des runes, il est possible de trouver deux strophes d’un poème (les Hávamál ou « Dits du très haut »), issu d’un recueil islandais du XIIIe siècle. Cet exemple ponctuel est symptomatique d’une propension plus large des jeux de rôle à emprunter de la matière à ce que l’on nomme aujourd’hui « mythes nordiques », et à la période dite viking. Laurent Di Filippo propose de réfléchir aux manières dont ces jeux et, en particulier, Donjons & Dragons référencent, transmettent ou déforment cet héritage.

Il souligne en premier lieu la diversité des sources. L’Edda en proseL’Edda poétiqueL’Histoire des rois de Norvège, ou encore des sagas sont autant d’œuvres qui constituent la matière islandaise, et qui évoquent des lieux et des époques ne correspondant pas toujours aux lieux et aux moments d’écriture. Lorsqu’on parle de mythes nordiques, il faut garder à l’esprit que ces ouvrages ne sont pas des textes sacrés païens et l’influence chrétienne y est forte. De plus, il existe des variations entre les sources, selon les origines culturelles, sociales ou géographiques de leurs auteurs, ou encore selon la temporalité de leur écriture : contrairement à la perception moderne occidentale d’une hiérarchie verticale immuable entre certains dieux, le panthéon scandinave est mouvant et une déité secondaire dans un milieu social ou une époque, sera centrale dans un autre.

Il est possible de retrouver une part importante de ces influences hétérogènes dans une extension de Donjons et Dragons publiée en 1976, intitulée Gods, Demi-Gods ans Heroes. Les dieux nordiques y sont décrits pour la première fois dans la licence, et représentés à la façon d’un panthéon au sommet duquel siège Odin. Suite à ce volume, presque toutes les éditions de D&D proposent un supplément portant sur des divinités et le bestiaire nordique s’épaissit progressivement, rajoutant de plus en plus d’informations sur les vikings et leur culture, jusqu’à présenter la matière comme dépassant le cadre de la fiction. Bien que ces références soient moins présentes dans les 4 et 5ème éditions, leur prégnance montre tout de même l’impact important de la matière scandinave sur l’imaginaire contemporain.

De la réappropriation de ces sources, Laurent Di Filippo conclut à une perte de diversité et à un gommage des marques chrétiennes, des références antiques grecques ainsi que de la poésie. Il s’intéresse au double processus d’uniformisation et d’universalisation en œuvre.  L’uniformisation menant à une vision lisse sous forme de panthéon, et l’universalisation s’opérant dans les manuels de D&D par le côtoiement des mythologies nordiques, égyptiennes, romaines etc… Les rapports entre sources (transferts culturels) sont perdus et les mythes sont présentés comme se valant tous les uns les autres.

Au-delà de ce panorama peu contrasté, Laurent Di Filippo souligne cependant que dans le supplément présentant un cadre d’aventure historique sur la période viking, l’auteur propose après une partie historique une liste de lectures complémentaires permettant de s’imprégner davantage de mythologie nordique, liste comprenant une majorité de manuels contemporains mais également une liste de sagas, ainsi que l’Edda en prose. Cette bibliographie offerte au lecteur montre que le propos tend tout de même à vouloir se construire sur un nombre varié de sources, et sur des emprunts divers. Cette hétérogénéité des références se retrouve également dans les illustrations choisies pour les manuels. On y retrouve un mélange entre un style très wagnérien (des mises en scènes d’un Odin en puissance, comme dans une peinture de Jacques Reich datant du XIXe siècle et inspirée d’une gravure de Johannes Gehrts, ou des valkyries armées d’une lance, vêtues d’une cape et d’un casque ailé) et un style inspiré des comics des années 80, dont l’impact sur l’imagerie de D&D sera majeur. Les comics joueront également un rôle de source dans la construction même des personnages. D’un volume à l’autre, Loki sera ainsi présenté comme fils adoptif d’Odin (comme dans les comics Marvel), puis comme frère de sang d’Odin (comme dans un des poèmes de l’Edda poétique, où il est révélé que les deux dieux ont formé un pacte de sang), ou enfin comme simplement là sans lien particulier, mais seulement parce qu’il sait se rendre utile. Les manuels de D&D ne construisent donc pas leur matière nordique à base d’emprunts directs, mais d’une recomposition de multiples sources, à la chronologie mélangée.

En conclusion, Laurent Di Filippo propose de réfléchir en termes d’histoire de la réception et de renouvellement des significations. Il évoque l’École de Constance dont faisaient partie Wolfgang Iser, ainsi que Hans Robert Jauss qui s’intéressait à la réception d’une même œuvre au fil du temps, face à divers horizons d’attente. Mais c’est la vision de Hans Blumenberg et son concept de potentiel d’efficacité qui l’intéresse en particulier : pour le théoricien allemand, chaque réception est une nouvelle production. Cette vision correspond bien non seulement à la structure de multivers de D&D (Laurent Di Filippo souligne à cet égard comment la matière nordique, contenue dans le monde de Gladsheim, est intégrée à la roue cosmique représentant l’ensemble des univers de D&D), mais également à l’essence mouvante des mythes, en renouvellement perpétuel de sens.

Cette réflexion l’amène à conclure que la réappropriation de la matière médiévale scandinave dans D&D se place entre mémoire et oubli, en produisant des formes de dynamiques mémorielles, toujours pour servir le présent. Malgré un nombre divers de sources mobilisées, la transmission est marquée de plusieurs formes d’oubli, de références intermédiaires, ou encore de mélanges des sources. Cela s’explique par la contrainte de cohérence inhérente au world building, à la mise en place de multivers complexes, voire par l’essence même des mythes, en transformation constante. Malgré cela, la diversité des sources médiévales de la matière nordique amène Laurent Di Filippo à imaginer ce qu’apporterait une prise en compte des variations dans le temps et dans l’espace pour construire des mondes et créer des effets ludiques nouveaux.

Compte rendu par Fiona Baumann

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