Pierre Saliba est créateur de jeu de rôle. Le connaissant depuis quelques années à présent, j’ai toujours été admiratif non seulement de la multitude d’idées qui traversent son esprit, mais surtout de sa motivation à les concrétiser. C’est sans doute à la brasserie du château que nous nous serions retrouvés si nous avions eu cet entretien hors COVID. L’endroit ne nous est pas inconnu ; certains projets y ont même vu le jour ! Nous nous installerions sans doute cette table même où, une année auparavant, Pierre évoqua pour la première fois le concept farfelu de mélanger Donjons & Dragons avec le folklore suisse. Idée qui se concrétisera par la suite au sein d’Ars Ludendi sous le nom de Donjons & Dahus. Attablé donc dans son QG accompagné par la convivialité de quelques bières, Pierre Saliba m’aurait fait part de son quotidien de créateur pendant cette pandémie.
Grégory Thonney – Je sais, qu’en tant que créateur de jeu, tu es pas mal actif malgré cette période étrange de confinement. Tu as d’ailleurs produit un jeu sur ton site, dr. Nemrod, qui nous a permis de tromper la monotonie de ces quelques mois. Mais avant tout, même si je te connais bien, je me dois de te poser cette question : qui es-tu?
Pierre Saliba – C’est vrai que j’ai toujours créé des jeux, en tout cas depuis que je suis tout petit. Au départ de manière très confidentielle ; je jouais uniquement avec mon frère. Cela a eu un impact positif néanmoins : nous avons forgé nos manières de jouer sur nos envies pures et non sur les tendances. C’est seulement depuis 2010 que je propose mes créations pour un public plus large via le site du dr. Nemrod justement.
En 2009, suite à un grand voyage en Russie et Turquie, j’ai commencé la rédaction d’une compagne – La Collection Maxbrown – prenant place dans ces pays. J’ai adapté cette histoire pour le jeu Within et cela m’a donné envie d’en écrire plus. A la suite de cela, j’ai ouvert le site dr. Nemrod qui centralise mes activités. Bon, tous les rôlistes sont des créateurs d’univers et ce que je fais est finalement très commun, mais j’apprécie d’avoir cette plate-forme pour les partager.
G. T. – Et sur ce site, on y trouve exactement ?
P. S. – Pleins de choses que j’ai tenté de trier au mieux ! Pour m’aider, j’ai repris du magasine Casus Belli un système de code couleur. Du coup, sur mon site, on peut trouver plusieurs « pôles », plusieurs catégories représentées par des couleurs. Par exemple, le code noir est dévolu à la campagne La Collection Maxbrown, le code bleu est pour un univers de science-fiction nommé Odysseus, le code rouge pour un univers medfan nommé la Compagnie Rouge, le code mauve est pour un jeu de rôle destiné aux enfants et adultes : Sorcières & Sortilèges et le jaune est un fourre-tout pour mes créations diverses. J’y mets donc des jeux entiers, des scénarios et des univers.
G. T. – Dans quelle mesure la situation de confinement a modifié ta manière de créer ?
P. S. – Bien que je continue de travailler la journée par télé-travail, j’ai beaucoup plus de temps le soir, ne sortant plus. J’utilise ce temps pour écrire.
Cependant, en y réfléchissant, je trouve que c’est un peu traître, un peu illusoire cette façon de dire que le confinement dope notre créativité. Je trouve, au contraire, que c’est appauvrissant. Je rigole en imaginant la multitude de bouquins qui vont sortir, thématisant le retour vers soi et la solitude. Nous trouverons peut-être en libraire les pensées de telle ou telle célébrité sur son confinement. Je pense que ce qui nourrit la plume de la créativité, c’est la vie elle-même. Les expériences que j’acquière lorsque je voyage sont de l’encre pour ma plume. Avec l’isolement du confinement et le gain de temps qui va avec, je me décharge de toute l’encre accumulée ces dernières années. Cependant, concrètement, aucune nouvelle expérience ne vient nourrir ma plume. Donc : non, pour moi ce n’est pas une situation propice à la créativité, mais plutôt propice à la concrétisation des idées. Mes prochaines nouvelles envies et idées, je les aurai quand je sortirai à nouveau.
Il y a aussi un côté expérience sociale dans ce confinement. Etant tous dans une situation similaire, il y a des macro-tendances qui se profilent. Nous pourrons peut-être tirer de cette situation une accroche pour de la panpsychologie.
G. T. – Tu as un rapport à l’actualité dans ta pratique créatrice? Même en temps normal?
P. S. – J’essaie d’éviter. Rebondir sur l’actualité sans recul, c’est soit trop immature soit une attitude de boomer. Je dois néanmoins confesser que c’est quelque chose que je fais parfois. J’ai un one-page game[1] en préparation qui raconte comment deux personnages s’offrent l’existence dont ils ont toujours rêvés en pleine situation de fin du monde. On verra si j’ai le temps de le sortir avant que notre civilisation s’effondre pour de bon.
G. T. – Pendant ce confinement, tu as quand même créé un jeu : Brèves de donjons. Tu peux nous en dire deux mots?
P. S. – Bon, ça va donner l’impression que je me contredit car Brèves de donjons a été intégralement créé pendant le confinement, mais l’idée date de bien avant. Alors que je faisais du bricolage avec ma file, je suis tombé sur un montage-pliage pour une maison de Petit Ours brun, j’ai trouvé l’idée géniale. J’ai eu envie de faire pareil, mais en mode donjon. En partant d’une simple page A4, le concept est de reproduire une sorte de petite arène agréable à regarder et à facile à mettre en place pour jouer. Comme il suffit d’imprimer pour jouer, je me suis dit que c’était parfait en situation de confinement pour les personnes cherchant des bricolages pour leurs enfants ou adolescents.
G. T. – Il y a quand même un système de jeu qui accompagne ce bricolage ?
P. S. – C’est un jeu de plateau qui lorgne du côté du jeu de rôle. Il s’agit d’un duel. Les bases du système ont été posées alors que je jouais avec mon neveu au Playmobil (bien avant le confinement). Nous avons codifié les affrontements entre les figurines avec des règles. Le principe de Brèves de donjons repose donc sur un mécanisme semblable au Yahtzee; il faut faire des figures avec les dés lancés (des paires, des brelans, des carrés, des suites, etc). C’est un jeu d’opportunisme; on se déplace, on attaque, on force l’adversaire à bouger, le tout dans une ambiance suggérée par les différents décors. Dans le jeu, je propose deux arènes : un classique donjon où un chevalier sans peur et sans reproche affronte un chevalier maléfique et d’un autre coté un inquiétant cimetière hanté par un zombi. Dans le futur, je me vois bien créer des règles pour permettre aux personnages de s’équiper (et inclure donc des équipements Playmobil rejoignant ainsi l’idée de base), de créer des duels de mages ou de changer le pliage pour faire une sorte de « dôme du tonnerre ». Bref, les idées ne manquent pas !
Les idées n’ont pas manqué en effet. La bière virtuelle étant terminée, nous avons enchaîné la discussion en rêvant aux futurs projets. Certains très concrets ; Pierre travaille sur la publication d’un recueil de scénarios pour son jeu de rôle Sorcières & Sortilèges ainsi que sur un univers de campagne de science fiction : Odysseus. Et bien entendu, la rêverie s’est étendue aux plans sur la comète ; soirée jeu de rôle sur le thème du donjon, publications diverses et j’en passe. Notons cependant que, lorsque l’on vit la tête dans les étoiles, les plans sur la comète risquent bien de se réaliser.
Entretien réalisé et rédigé par Grégory Thonney
Illustration de titre par Jordan Gentes (http://www.jordan-graphic.com/)
1. Un one page game est un scénario de jeu de rôle tenant sur une page, comme par exemple ceci.