C’est à la Maison du Prieur de Romainmôtier que j’aurais rencontré la compositrice Jimena Marazzi hors du confinement. Nous aurions partagé un thé à l’ombre du grand arbre, quelque peu distraits par les conversations des promeneurs venus visiter l’abbatiale. Je connais Jimena depuis quelques années à présent. Rencontrée à une table de jeu de rôle, j’ai été fasciné par la multitude de projets qu’elle réussit à mener à bien. Présidente de l’ensemble vocal et instrumental Lumen Canor, compositrice et directrice de nombreuses productions musicales, Jimena élabore son univers musical avec précision et virtuosité. J’étais donc curieux de la manière dont la situation actuelle influence sa manière de créer.
Grégory Thonney – Jimena, je te remercie du temps que tu me consacres. Je me permets de commencer par une question parfaite pour une introduction. Qui es-tu ?
Jimena Marazzi – Voyons, le plaisir est pour moi ! Je suis donc enseignante de musique, directrice de l’Ecole de musique d’Ecublens, arrangeuse et compositrice. Je fais aussi partie de deux groupes. Le premier, Baladas para 3, explore l’univers du compositeur Astor Piazzolla et du poète Horacio Ferrer.
G. T. – Je garde d’ailleurs un excellent souvenir du clip de La Ultima Grela !
J. M. – Haha, en effet. Et l’autre groupe est Eunoia Shuffle. Il me permet d’interpréter des standards de Jazz et aussi de faire des reprises de chansons pop. Malheureusement, en raison de la pandémie, tous nos prochains concerts ont été annulés ou reportés à des dates indéterminées.
G. T. – Cela m’intéresse de savoir dans quelle mesure, à part les annulations, ce coronavirus modifie ta manière de créer.
J. M. – Cela n’a pas vraiment modifié ma pratique, mais cela m’a offert plus d’espace et de temps pour réfléchir à de nouvelles idées. Il faut préciser qu’en tant qu’enseignante, je reste active dans ce domaine et assure mes cours à distance ; la libération de temps s’est faite par l’annulation des concerts et des répétitions. Je précise que ces moments, en plus de le consacrer à mon fils, je les investis dans la conception et la composition car je ne peux bien entendu pas organiser de répétitions.
G. T. – J’ai vu que tu as créé des capsules vidéo pour continuer l’enseignement de la musique en temps de confinement.
J. M. – Tout à fait. Elles sont destinées à tous et toutes et ont comme but de donner une base en solfège et de la mettre en pratique en invitant chacun à jouer. Je trouve important de ne pas détacher l’apprentissage du solfège de la production musicale. Au niveau de l’enseignement en tant que tel, l’enjeu est de maintenir le lien avec l’élève et de renforcer les acquis ; ce sont donc des objectifs différents des vidéos ; ces dernières répondent avant tout à une envie de donner une petite compétence de confinement en musique à chacun et chacune.
Concernant l’EmusE, les professeurs de musique ont dû s’adapter et donner leurs cours par Skype. Certains enseignants sont allés plus loin et ont profité de l’occasion pour produire des vidéos présentant leur pratique.
G. T. – Et est-ce que, en tant que créatrice, la situation exceptionnelle que nous vivons t’inspire, d’une manière ou d’une autre ? J’ai vu ton excellente parodie de la chanson Où est la vraie vie de Raiponce, mais travailles-tu sur autre chose ?
J. M. – Je ne sais pas si on peut vraiment parler d’inspiration, mais disons qu’elle m’a permis de me consacrer à un projet que je gardais dans les tiroirs de ma pensée. Il s’agit d’un requiem. Au-delà des conséquences économiques, je pense que le confinement va avoir un impact fort sur notre spiritualité ; l’isolement et l’impossibilité de rassemblement créent des failles au sein de chacun et c’est à l’artiste de tenter de les apaiser. Ce requiem, je le perçois comme un baume pour ces blessures de l’âme ; un cri du cœur pour celles et ceux qui ont vu partir des proches sans possibilité de leur dire au revoir de manière adéquate et une manière de se rassembler par la musique. Pour sa mise en pratique, j’ai envie de le performer dans les rues, sous les balcons. Les musiciens seront espacés de deux mètres et la musique ira cueillir les habitants et habitantes chez eux. La nécessité d’une distanciation sociale ne doit pas être une excuse pour un isolement culturel et spirituel.
Quelques regards intrigués se tournent vers nous. Le ton révolté de Jimena a suscité une certaine curiosité des visiteurs de l’abbatiale. La compositrice me décoche un sourire en reposant sa tasse vide. Le tintement de la porcelaine me sort de la Maison du Prieur et me ramène à la virtualité de mon écran d’ordinateur. Lorsqu’il s’agit de ses créations, Jimena fait toujours preuve d’une énergie forte, d’une confiante assurance. Ce n’est en effet guère surprenant pour une personne qui place la création artistique au cœur de sa manière d’être. Je laisse donc l’artiste à ses notes, la remerciant pour cet entretien, et me réjouissant de me confronter prochainement à sa musique.
Entretien réalisé et rédigé par Grégory Thonney